Un article écrit par Julie Marceau

Violences dans les écoles : quand le personnel spécialisé est à bout

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Les interventions de la CNESST liées à des incidents violents dans les écoles primaires et secondaires ont quintuplé depuis 2018.Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Les interventions de la CNESST liées à des incidents violents dans les écoles primaires et secondaires ont quintuplé depuis 2018.

Commotions cérébrales et gestes sexuels, les registres d'accidents ont bondi dans plusieurs écoles spécialisées. À l'école Le Tournesol, à Montréal, le personnel scolaire, pourtant habitué à gérer des enfants avec de graves troubles de comportement, est cette fois à bout de souffle.

Dès qu'on franchit les portes de l'école Le Tournesol, on est confronté au langage particulier des enfants autistes, parfois fait uniquement de cris et de sons. Dans cet établissement, les classes ne sont pas remplies de pupitres, mais elles sont parsemées de « coins d'apaisement », des espaces où les élèves peuvent trouver refuge. La directrice se promène avec un walkie-talkie. Le personnel peut être appelé à tout moment à répondre à un « code blanc », c'est-à-dire prêter main-forte lorsqu’un élève devient violent.

Radio-Canada rapportait récemment que les interventions de la CNESST liées à la violence dans les écoles primaires et secondaires ont quintuplé. Or, la situation est particulièrement difficile dans les écoles spécialisées, selon les syndicats. Ce reportage s'inscrit dans une série de deux.

L'école Le Tournesol n'est pas comme les autres. Elle est le dernier rempart des élèves ayant une déficience intellectuelle moyenne à sévère, avec ou sans trouble du spectre de l'autisme (TSA), dont certains ont des comportements très agressifs.

Les élèves proviennent des quatre coins de la métropole, et même des couronnes nord et sud. Parfois, ils sont passés par des écoles régulières avant d'y aboutir. D’autres y sont depuis leur plus jeune âge, car l'école accueille les élèves dès 5 ans et jusqu'à l'âge de 21 ans.

À l'instar d'un groupe tactique d'intervention, le personnel scolaire est un peu comme une brigade entraînée à travailler dans les conditions les plus stressantes du réseau scolaire. Mais le niveau de difficulté a monté d'un cran depuis la pandémie. Et les travailleurs les plus chevronnés s'écroulent, selon les nombreux rapports d'accident auxquels Radio-Canada a eu accès.

Voici, par exemple, l'histoire d'une employée que nous appellerons Marie*.

En 2022, un adolescent âgé de 15 ans atteint de déficience intellectuelle et du trouble du spectre de l'autisme (TSA) devient obsédé par certaines travailleuses, dont Marie.

Il empoigne des seins, agrippe des fesses, caresse l'entrejambe à répétition, peut-on lire dans les documents que nous avons consultés.

Marie subira près de 100 gestes de nature sexuelle en quelques semaines.

C'était vraiment envahissant, confie-t-elle.

De jour, elle reste impassible.

Je gardais mon sang-froid parce que c'était un élève autiste, dit-elle.

Le soir, elle s’écroule.

Je rentrais à la maison épuisée. Parfois je pleurais. Mon copain, ma mère, ma sœur me disaient tous de me trouver un autre job, se souvient-elle.

Une détresse psychologique qui la suit jusque dans l'intimité.

Quand mon copain me touchait, j'avais des frissons, ça ne me tentait pas, parce que durant la journée, je m'étais fait toucher de façon inadéquate, raconte-t-elle.

Mais Marie garde le cap. J'aime mes élèves et j'aime l'équipe-école, explique-t-elle.

Lors d'une journée où les élèves entrent en crise les uns après les autres, un enfant contrarié se met à la frapper.

Il m'a vargée de coups avec le poing fermé. J'ai crié dans le corridor pour que quelqu'un vienne m'aider.

Après une intervention nécessitant plusieurs adultes, les parents viennent chercher l'enfant.

Sur le coup, Marie veut continuer sa journée, mais la direction lui recommande de retourner chez elle. Une fois arrivée à la maison, lorsque l'adrénaline est descendue, elle réalise qu'elle tremble. Elle a notamment reçu des coups à la nuque.

Lors d'un rendez-vous chez le médecin, le verdict tombe : traumatisme cervical.

Le docteur ordonne un arrêt de travail. C'est le mois de mai 2023. Elle ne reviendra pas avant l'automne suivant.

Le code blanc

Marie n'est pas la seule à prendre une pause forcée au printemps 2023.

Une travailleuse que nous appellerons Michèle* est elle aussi en détresse au même moment.

Quelques mois auparavant, un élève a cherché à se calmer en se cognant la tête sur le mur, un comportement fréquent chez certains autistes pour gérer les émotions désagréables. Or, vu l'ampleur des blessures que l'enfant s'inflige, l'employée intervient pour le protéger.

L'élève réagit en la frappant. Selon le rapport d'accident, la travailleuse recevra plusieurs coups de poing à la tête et au cou.

Un code blanc retentit dans les walkie-talkie. Toute personne à l'intérieur de l'école qui n'est pas en train de superviser des élèves doit venir prêter main forte.

Mais l'aide n'arrive pas à temps.

Diagnostic : commotion cérébrale, entorse cervicale et lombaire ainsi que choc post-traumatique.

Michèle revient au travail des mois plus tard, au printemps 2023.

Deux semaines après son retour, une élève de 18 ans, avec qui elle avait un très bon contact, précise-t-elle, fait une crise (se désorganise, dans les mots de Michèle) et lui assène des coups directement sur son ancienne blessure.

C'est l'accident de trop.

Le rapport indique que la travailleuse développe à partir de ce moment une crainte des élèves et que cela affecte même sa relation avec son enfant.

À l'été 2023, Michèle quitte définitivement son emploi.

C'est assez épouvantable, ce qu'on entend comme situation. Il y a des gens qui ne s'en remettront peut-être jamais. C'est des gros gestes de violence. Quand on lit les rapports, ça donne des frissons, soutient Marie-Claude Tremblay, présidente du Syndicat du soutien en éducation de la Pointe-de-l'Île (SSEPI-CSQ).

Les données les plus récentes répertoriées par la CNESST démontrent que les registres d'accidents ont triplé à l'école spécialisée Le Tournesol à Montréal depuis la pandémie. Ces chiffres incluent autant les rapports d'accident remplis par le personnel de soutien (techniciennes en éducation spécialisée (TES), éducatrices, surveillants, etc.) que ceux du personnel enseignant.

Selon Mme Tremblay, la tendance continue d'être à la hausse en 2023. Il y a clairement une montée de la violence, affirme la présidente.

La direction de l’école croit cependant qu'il faut relativiser ces chiffres.

On a eu une augmentation d'environ 100 à 130 élèves depuis 4-5 ans. Donc, ça augmente aussi les risques d'agressions, fait valoir la directrice de l'école, Marie-Claude Drolet.

Si on y va au prorata, je pense que c'est business as usual, précise-t-elle.

Radio-Canada a demandé au centre scolaire d'obtenir en détail ce portrait afin de bien comparer les données de la CNESST avant et après la pandémie. Or, il n'y avait que 10 élèves de plus entre 2019-2020 et 2021-2022.

Une vis dans l'œil

En 2022, le syndicat tirait déjà la sonnette d'alarme dans un rapport coup de poing de 50 pages, faisant office de signalement à la CNESST. Le document se termine par une longue lettre, écrite à la main, d'une technicienne en éducation spécialisée (TES) au bout du rouleau. Nous l'appellerons Ignès*.

Après des semaines difficiles à recevoir des souliers par la tête, des bacs de plastique, à se faire charger et frapper par des élèves, Ignès arrive au jour J.

La goutte qui fait déborder le vase.

La veille, une élève ayant d'importants troubles de comportement avait agressé violemment une remplaçante, lit-on dans le rapport transmis à la CNESST.

Quand Ignès apprend que cette élève sera malgré tout de retour en classe, elle n'en revient pas.

Comment ça, elle n'a pas été suspendue après une agression avec lésions? écrit-elle.

Je me mets à pleurer, je suis tellement, tellement fâchée [...] j'ai les jambes molles.

Ses pires craintes se matérialisent. Dès le début de la journée, l'élève plonge dans une nouvelle crise.

La TES fait alors équipe avec un remplaçant qui ne sait pas trop quoi faire, selon elle.

Je n'ai pas la chance de lui faire un topo des élèves. Tout vole d'un bord et de l'autre. Je réussis à mettre les autres élèves en sécurité dans l'autre partie de la classe.

Ignès appelle à l'aide un surveillant. Mais l'élève, toujours en crise, a le temps d'empoigner des petits objets et de les lancer sur l'enseignante.

Une vis plonge dans l'œil droit d'Ignès.

La blessure est bénigne, mais c'est l’incident de trop.

La TES est brisée de l'intérieur.

Quelques jours plus tard, je fais une méga-crise d'anxiété. Ma fille est malheureusement témoin de ça. Je tremble. J'ai des propos très inquiétants, pas suicidaires, mais pas loin. Je m'excuse tellement à ma grande, qui pleure et qui a peur pour sa mère.

La lettre d'Ignès se termine ainsi : On est le 24 décembre. J'ai encore très mal dormi. C'est comme si mon corps et mon esprit avaient atteint une limite de 248 agressions à vivre.

La TES partira en invalidité plusieurs mois.

Une sonnette d'alarme tirée dès 2022

La CNESST est intervenue à la suite du signalement syndical, ce qui a mené à plusieurs changements, notamment une révision de la procédure du code blanc.

Mais le syndicat estime que la situation a continué de se dégrader.

En ce moment, les gens quittent le milieu et sont souvent remplacés par des travailleurs qui ont moins d'expérience, ce qui nuit à toute cette situation, explique Marie-Claude Tremblay, la présidente du syndicat de soutien.

Les ratios [le nombre d'élèves à superviser par adulte] sont beaucoup trop élevés, ajoute-t-elle.

Les directions du Centre de services scolaire de la Pointe-de-l'Île (CSSPI) et de l'école Le Tournesol assurent que chaque accident est pris très au sérieux, mais qu'ils sont inévitables en raison de la clientèle.

On est beaucoup dans la prévention, mais malgré tout, il peut arriver des agressions. Il faut faire avec, affirme la directrice de l'école, Marie-Claude Drolet.

Le centre scolaire et l'école estiment par ailleurs qu'il est de leur devoir de tout faire pour scolariser un enfant.

On est une école spécialisée. Ici, on ne peut pas dire : je te suspends et je te change d'école, explique Mme Drolet.

La directrice rappelle qu'il y a aussi des petits miracles qui se produisent parfois. Elle donne l’exemple de l’élève qui a agressé Marie*.

L'adolescent est toujours à l'école Le Tournesol. Il a aujourd'hui changé de comportement, au grand soulagement de l'équipe-école et de ses parents.

Le syndicat le reconnaît : l'école Le Tournesol est le dernier recours de nombreuses familles et cela place la direction dans une position difficile. Ils sont solidaires dans cette lutte.

Ici, c'est vraiment le bout de ligne scolaire, dit la présidente syndicale.

Mais elle rappelle que si les employés tombent comme des mouches, l'école ne pourra plus être le filet social de ces enfants.

Le Syndicat de l'enseignement de la Pointe-de-l'Île (SEPI), tout aussi préoccupé par le grand nombre de registres d'accidents, dit s'inquiéter d'une forme de banalisation de la violence de la part de la direction, en raison de la vocation de l'établissement.

Récemment, un plan de 30 millions de dollars sur cinq ans pour prévenir les cas de violence et d'intimidation dans les écoles a été dévoilé par le ministre de l'Éducation.

Mais aucune mesure ne prévoit quoi faire concrètement avec les ratios élèves-intervenants et la hausse de comportements violents qui s'est exacerbée depuis la pandémie, tant dans les écoles régulières que dans les écoles spécialisées.

Un dossier au cœur des négociations entre le gouvernement et les dizaines de milliers d'enseignants et d'employés de soutien (éducatrices, techniciennes en éducation spécialisée, surveillants, etc.) qui seront en grève dès mardi.