Un article écrit par Philippe Granger

Il y a 30 ans débutait l’élection qui allait transformer l’Afrique du Sud

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Nelson Mandela à Durban le 16 avril 1994, seulement quelques jours avant le début de l'élection.Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Nelson Mandela à Durban le 16 avril 1994, seulement quelques jours avant le début de l'élection.

C'est le 27 avril 1994 que débutait le scrutin qui allait porter Nelson Mandel à la présidence de l’Afrique du Sud. En devenant le premier président noir du pays, il a cristallisé la fin du régime d’apartheid qui a régné au pays pendant de nombreuses décennies.

À l’aube d’élections nationales en Afrique du Sud, les victoires — mais aussi les échecs — de la présidence de Nelson Mandela se font encore ressentir.

Correction

Une première version de ce texte indiquait que Nelson Mandela avait été élu à la tête du pays le 27 avril 1994. Or, cette date marquait plutôt le début du scrutin, qui allait s'étirer sur plusieurs jours. M. Mandela a officiellement pris les rênes du pays le 10 mai 1994.

Premier président noir

Avocat de profession et chef de la branche militaire du Congrès national africain (ANC), Nelson Mandela est condamné à la prison à vie en 1964.

Il passera plus de 27 années derrière les barreaux, avant d'être libéré en 1990. Il soutient alors la réconciliation avec le gouvernement du président Frederik de Klerk, avec qui il partagera le prix Nobel de la paix en 1993. Cette même année, une Constitution intérimaire est adoptée.

Se présentant sous la bannière de l’ANC, Nelson Mandela remporte les premières élections complètement démocratiques.

Le 10 mai 1994, il devient officiellement président de la République. Il assure du même coup que la République est passée du blanc dominant aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Ainsi, durant son mandat, Nelson Mandela — surnommé Madiba — continue l’ambitieux processus de réconciliation au sein de son pays. Les conditions économiques restent toutefois très dures pour la population noire, à qui on avait pourtant promis des améliorations.

Cinq ans plus tard, Nelson Mandela se retire de la vie politique avant de s'engager dans la lutte contre le VIH/sida, qui emportera d'ailleurs son fils Makgatho en 2005.

Nelson Mandela s'éteint en 2013 à l'âge de 95 ans.

Le succès de la réconciliation

Les experts semblent unanimes : une des plus grandes victoires de la présidence de Nelson Mandela fut d’instaurer une forme de paix au sein du pays, et ce, notamment par le principe de réconciliation.

Professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal et spécialiste des institutions démocratiques de l’Afrique, Mamoudou Gazibo estime qu’à l’époque, le grand défi du moment était de conserver la paix, le modèle démocratique sud-africain et l’unité nationale.

Assurer cette transition-là était important et je pense que c'était la figure qui pouvait le faire.

Mamoudou Gazibo, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal

Aux yeux de Mamoudou Gazibo, cette transition aura été assurée par l’inclusion de l’ancien régime d’apartheid au sein des institutions politiques.

[Nelson Mandela] a dit : "J'ai combattu la domination blanche, je combattrai une domination noire. Ce que je veux, c’est le principe d'une personne, une voix."

Le professeur donne ainsi comme exemple la nomination de Frederik de Klerk, président de l'État de la République d'Afrique du Sud de 1989 à 1994, à titre de vice-président de la République d’Afrique du Sud.

L’ancien militant antiapartheid Dan O’Meara pense aussi que la réconciliation a été au cœur de la présidence Mandela.

Aujourd’hui professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal, l’homme d’origine sud-africaine est l'un des rares Blancs à avoir milité activement contre le régime de l'apartheid.

Selon lui, la réconciliation a été un mot d’ordre de la présidence de Mandela.

De faire en sorte que le pays ne retombe pas dans le conflit racial, la guerre civile raciale qui le menaçait pendant très longtemps, c'est peut-être l'accomplissement le plus important de Nelson Mandela.

Des inégalités qui persistent

Si Dan O’Meara reconnaît les révolutions qu’a menées Nelson Mandela au sein de son pays, le professeur estime que l’aspect le plus important de son gouvernement, soit le démantèlement des héritages socioéconomiques de l’apartheid, a tout simplement été un échec, et que l’Afrique du Sud en subit encore les effets.

Il n'était qu'un homme, donc il a commis des erreurs. Son héritage est très, très important. Le pays vit dans une certaine paix grâce à lui, mais les problèmes demeurent assez graves dans mon pays.

Dan O’Meara, ancien militant antiapartheid et professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal

C'est la tragédie de l'Afrique du Sud. Oui, on a gagné la bataille contre la forme politique et sociale de l'apartheid. [Mais] on a totalement perdu la lutte contre la discrimination économique qui persiste. Les clivages économiques en Afrique du Sud aujourd'hui sont encore largement basés sur la race.

Cela étant dit, Dan O’Meara et Mamoudou Gazibo soulignent tous deux que de s’attendre à ce que Nelson Mandela puisse à lui seul résoudre tous les problèmes de l’Afrique du Sud aurait été irréaliste.

Quand on a eu 100 ans de discrimination, on ne résout pas ça en un mandat, lance ainsi Mamoudou Gazibo.

Un héritage qui s'effrite

Le 29 mai 2024 se tiendront des élections générales en Afrique du Sud. Le président sortant, Cyril Ramaphosa, est à nouveau candidat.

Le pays, où la majorité noire continue à vivre dans la pauvreté, est aux prises avec une aggravation des inégalités. Le taux de chômage, estimé à plus de 32 %, est le plus élevé au monde.

Pour la première fois depuis l'arrivée au pouvoir de l'ANC en 1994, les sondages indiquent que le parti pourrait obtenir moins de 50 % des voix au niveau national, ce qui lui ferait perdre le pouvoir, à moins qu'il ne parvienne à former une coalition avec de plus petites formations.

Pour certains jeunes électeurs, la nostalgie n'a pas d'écho, et l’héritage de Mandela s’effrite au fil de ses successeurs.

J'ai eu l'occasion de voter en 2019 et aux élections locales de 2021, mais je ne l'ai pas fait, parce qu'aucun de ces vieux partis ne m'a suffisamment persuadé des raisons pour lesquelles je devais voter, a ainsi déclaré Donald Mkhwanazi, 24 ans.

Je n'ai pas vu la nécessité de voter, en raison de ce qui s'est passé au cours des 30 dernières années. Nous parlons de liberté, mais sommes-nous libérés de la criminalité, de la pauvreté? De quelle liberté parlons-nous?

Dan O’Meara a constaté que l’héritage de Mandela devient contesté, une tendance qu’il regrette et qu’il note particulièrement chez les jeunes noirs. Le professeur dénonce ainsi l’utilisation de termes très, très durs, comme traître ou vendu, afin de qualifier l’ancien président.

Je crois que c'est totalement faux. Il a fait ce qu'il fallait faire, il a fait ce qu'il était possible étant donné les rapports de force à l'époque, il ne pouvait pas aller plus loin.

Dan O’Meara, ancien militant antiapartheid et professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal

Mais alors, que retiennent les Sud-Africains de la présidence de Nelson Mandela?

On retient de Nelson Mandela l'humanisme. Je pense que c’est ça, le maître mot : l'humanisme, le sens du pardon, une vision. Quelqu'un qui a toujours milité pour contre les inégalités, pour l'inclusion, pour la justice, estime Mamoudou Gazibo.

Dan O’Meara, pour sa part, a une approche un peu plus nuancée.

C'est quoi, le vrai héritage? Il n'y a pas d'unanimité là-dessus.

Avec les informations d’Audrey Neveu et de l’Associated Press