Un article écrit par Sarah Xenos

La Charte s’applique aux Premières Nations et protège la « spécificité autochtone »

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La Cour suprême du Canada devra trancher dans un débat constitutionnel qui oppose une membre à sa Première Nation. Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
La Cour suprême du Canada devra trancher dans un débat constitutionnel qui oppose une membre à sa Première Nation.

Dans une décision partagée de 4 contre 3, la majorité des juges de la Cour suprême du Canada statuent que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique bel et bien au gouvernement de la Première Nation des Vuntut Gwitchin du Yukon, mais que ses droits ancestraux prédominent et sont protégés par cette même charte.

La membre de la Première Nation Cindy Dickson est donc déboutée par cette décision du plus haut tribunal du pays. Bien que la Cour ait déterminé que son droit à l’égalité a été brimé à première vue, les juges considèrent que le droit collectif autochtone prévaut dans ce cas-ci sur la protection du droit individuel.

L’argument principal de la Première Nation des Vuntut Gwitchin (VGFN) selon lequel la Charte canadienne ne s’appliquerait pas à son gouvernement en vertu de son accord final d’autogouvernance est également rejeté. Cependant, la Cour confirme que ses droits sont protégés.

La principale question soulevée dans cette cause était de savoir si un article de la Charte canadienne des droits et libertés, en l'occurrence l’article 25 sur les droits ancestraux et issus de traités, l'emporte sur un autre article de la charte, dans ce cas-ci l’article 15 portant sur l’égalité. La Cour indique que c’est le cas ici.

Deux articles en cause

La cause qui oppose Cindy Dickson à la Première Nation des Vuntut Gwitchin repose sur deux articles de la Charte canadienne des droits et libertés.

L’article 15 affirme que « la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination ».

L’article 25 affirme que les dispositions de la Charte ne portent pas atteinte aux droits ou libertés des peuples autochtones, qu’ils soient « ancestraux, issus de traités ou autres ».

Source : Gouvernement du Canada

Au cœur du débat se trouve l’obligation de résidence que la VGFN impose à ses dirigeants une fois élus, un règlement remis en question par Cindy Dickson, qui juge qu'il est discriminatoire en vertu du droit à l’égalité.

La Cour suprême confirme la validité de l’obligation qu’impose une Première Nation à ses dirigeants de vivre sur son territoire traditionnel, peut-on lire dans les documents de la Cour. L’obligation de résidence est protégée par l’article 25 parce qu’elle préserve la "spécificité autochtone".

Ce que nous voyons ici est un moment marquant où les tribunaux commencent à donner un cadre ou du moins une compréhension de la relation entre le droit autochtone et le droit constitutionnel canadien, explique l’avocat spécialisé en droit autochtone à Juristes Power Ryan Beaton.

Ce n’est pas surprenant que la Cour dise clairement qu’il n’y aura pas de zone où la Charte ne s’applique pas; c’était attendu.

Ryan Beaton, avocat spécialisé en droit autochtone à Juristes Power

Cette décision de la Cour suprême du Canada, en plus de trancher cette question, devrait également avoir une incidence sur les Premières Nations de partout au pays qui négocient actuellement avec Ottawa la signature d'accords d’autodétermination.

C’est possible que, dans les négociations, les peuples autochtones pourraient demander que ce soit indiqué clairement que la Charte ne s'applique pas, et on verrait dans ce cas-là ce que les tribunaux en feraient, illustre Ryan Beaton.

Retour sur les faits

En 2018, Cindy Dickson, membre de la Première Nation des Vuntut Gwitchin résidant à Whitehorse, souhaitait se présenter aux élections du conseil de sa Première Nation. Or le règlement des Vuntut Gwitchin stipulait que les membres de son conseil devaient vivre à Old Crow, un village enclavé sur son territoire, à près de 800 km au nord de la capitale yukonnaise.

Des 980 membres de la Première Nation Vuntut Gwitchin, 250 vivent à Old Crow.

Cette obligation de résidence a éventuellement été modifiée. Elle stipule maintenant qu’une personne élue a un délai de 14 jours suivants la date de son élection pour déménager dans le village.

Mme Dickson, qui n’était pas en mesure de déménager pour des raisons personnelles, a donc déposé une requête devant la Cour de première instance du Yukon pour violation du droit à l’égalité en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

Devant les tribunaux, les avocats de la Première Nation ont argué que la Charte ne s’appliquait pas dans ce cas-ci puisqu’elle ne faisait pas partie des négociations qui ont mené, en 1993, à la signature de l’accord final d’autogouvernance des Vuntut Gwitchin.

Les avocats ont également ajouté que, advenant le cas où la Cour détermine que la Charte s’applique, l’article 25 prévaudrait et protégerait donc le règlement de la Première Nation.

Des réactions assez favorables

La plaignante, Cindy Dickson, n’a pas immédiatement réagi au jugement. Dans une déclaration, son avocate Bridget Gilbride a exprimé de la déception, mais se réjouit que le tribunal reconnaisse l’autorité de la Charte canadienne chez une Première Nation autonome.

Nous sommes également heureux que la décision reconnaisse que l’article 25 n’agit pas comme bouclier absolu aux droits de la Charte.

Bridget Gilbride, avocate de Cindy Dickson

L’avocat de la Première Nation Vuntut Gwitchin Kris Statnyk, également membre de la Première Nation Vuntut Gwitchin, se réjouit pour sa part que les droits ancestraux aient été reconfirmés.

[Le résultat nous assure de] protéger notre façon de vivre, protéger notre droit à l’autodétermination et l'autogouvernance, avoir le contrôle sur nos propres affaires, sur notre propre territoire.

Kris Statnyk, avocat et membre de la Première Nation Vuntut Gwitchin

La cheffe, Pauline Frost, ajoute que la cause a été difficile pour toute la communauté et souhaite voir dans le futur une autre façon d’aborder ces questions.

De tels jugements sont décisifs et il nous faut éviter ça à tout prix et aborder [ces enjeux] comme nous l’avons toujours fait, avec respect, c’est notre motivation. Notre principal objectif est de rassembler nos membres de bonne façon, de façon démocratique.

Retour sur les jugements précédents

Cette cause avait d’abord fait l’objet d’un jugement à la Cour suprême du Yukon. Dans sa décision, le juge de l’époque, Ronald Veale, avait conclu que la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquait bel et bien dans cette cause, mais que, d’une part, l'article 25 prévalait et que, d’autre part, le règlement des Vuntut Gwitchin ne contrevenait pas à l’article sur l’égalité.

La clause du déménagement dans un délai de 14 jours avait toutefois été jugée inconstitutionnelle.

De son côté, la Cour d’appel avait débouté Cindy Dickson en donnant raison à la Première Nation des Vuntut Gwitchin. Selon le tribunal, la Charte non seulement s’appliquait, mais protégeait également le règlement de la Première Nation en raison de l’article 25.

La décision du plus haut tribunal du pays vient donc clore le débat en renforçant les conclusions auxquelles était parvenue la Cour d’appel du Yukon. La Cour suprême du Canada confirme ainsi que l’obligation de résidence instaurée par la VGFN ne contrevient pas à la Charte canadienne des droits et libertés.

Avec des informations de l'émission Phare Ouest