Un article écrit par Julie Roy

Tueries de masse : un « changement de culture dans l’expression de la détresse »

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Des peluches et des fleurs déposées en mémoire des victimes du drame d'Amqui, où une attaque au camion-bélier a fait deux morts et neuf blessés lundi dernier. Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Des peluches et des fleurs déposées en mémoire des victimes du drame d'Amqui, où une attaque au camion-bélier a fait deux morts et neuf blessés lundi dernier.

Les attaques meurtrières survenues récemment à Laval, à Amqui et dans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal, soulèvent des questions sur les enjeux de santé mentale, mais font aussi craindre la multiplication de tueries de masse dans la province. Avec raison, selon une psychiatre spécialisée dans la prévention de la violence, qui croit que ce type d’événement sera plus fréquent dans les années à venir au Canada.

Je crois que c’est important de ne pas dramatiser et faire paniquer les gens. En même temps, si on regarde la tendance et son évolution actuelle, on va vers un panorama de l’expression de la détresse qui ressemble un peu à ce qu’on voit aux États-Unis. Avant, les tueries de masse, c’était surtout un phénomène américain, a affirmé la Dre Cécile Rousseau, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en prévention de la radicalisation violente, en entrevue à l’émission Les faits d’abord.

Il se passe quelque chose, il y a un changement de culture dans l’expression de la détresse extrême et de la rage qui fait qu’on peut s’attendre à avoir plus de tueries de masse, avec des effets de contagion et de contamination. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire, a-t-elle poursuivi.

Dans le contexte actuel, Mme Rousseau explique qu’il est tout à fait normal qu’une certaine panique envahisse la population, qui est soudainement aux prises avec un phénomène nouveau.

Dans toute l’histoire de l’humanité, ce qui est acceptable pour exprimer sa détresse change. Ce qui est valorisé change aussi. C’est pour ça qu’on est mal pris, qu’on est sidérés [présentement]; on n’était pas habitués à ce mode d’expression de la détresse. On est plutôt habitués au suicide.

Cécile Rousseau, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en prévention de la radicalisation violente

Au-delà du choc collectif, la psychiatre croit qu’il y a beaucoup de confusion présentement dans l’espace public québécois dans la manière d’aborder ces drames.

La santé mentale est utilisée de façon extrêmement différente et ça donne un discours contradictoire. Il faut faire attention aux mots. Parler de folie meurtrière, ça peut amener une sidération publique, une impression qu’on n’y peut rien et que ça peut arriver n’importe quand. Ça peut aussi amener une stigmatisation des personnes qui ont des troubles graves et persistants.

À ce sujet, la Dre Rousseau précise que ce sont davantage des personnes en proie à une détresse aiguë, soit des gens dépressifs, anxieux et qui vivent des traumatismes complexes, qui optent pour le suicide ou l’homicide. Les personnes vivant avec des troubles majeurs, tels que la schizophrénie ou les maladies affectives bipolaires, répondent moins au profil du tueur de masse.

La plupart des acteurs solitaires qui passent à l’acte, ce sont des personnes qui vivent des griefs. Ces griefs entraînent une détresse psychologique très importante, un isolement, souvent un isolement social, et une rage. Et c’est là que les modèles qui circulent sur les médias sociaux sont déterminants.

Quoi faire?

À l’instar de Mme Rousseau, Michelle Côté, directrice de la recherche au Centre international pour la prévention de la criminalité (CIPC), estime qu’il est possible de prévenir la multiplication des tueries de masse.

Aujourd’hui, on a quand même beaucoup de moyens pour faire face [au phénomène], dit-elle.

Elle reconnaît cependant la nécessité d’établir un plan impliquant différents acteurs et intervenants pour être plus efficace dans la prévention. La radicalisation peut mener à la violence, qu’elle soit communautaire, intrafamiliale ou auto-infligée. Tout ça doit faire partie d’une stratégie globale de lutte contre la violence.

Individuellement, on a aussi la capacité d’agir, poursuit-elle. Développer une bienveillance, une attention aux gens qui nous entourent, être plus sensible quand on voit que quelqu’un va mal. Et il y a des ressources, des numéros où on peut appeler.

Michelle Côté pense qu’une réflexion sociale sur les racines du mal est peut-être nécessaire pour diminuer les risques de passage à l’acte.

Les sources profondes de cette colère qui peut mener à des gestes comme ceux-là, elles sont multiples. On parle de mettre en place des sociétés plus inclusives, plus sûres et plus justes. Ça contribue collectivement à prévenir ce genre de situation. Faire des programmes où on assure un accès plus équitable et juste aux ressources, aux logements, au réseau de la santé, au réseau scolaire, à l’aide offerte aux jeunes… C’est vers ça qu’il faut aller. Il faut en faire un projet collectif.

Michelle Côté, directrice de la recherche au Centre international pour la prévention de la criminalité

Les médias devront aussi contribuer à prévenir le phénomène des tueries de masse, croit Dave Poitras, professeur associé de sociologie à l’Université de Montréal et conseiller scientifique spécialisé en prévention de la violence à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Il juge que la manière de traiter l’information est souvent déterminante. Dans tous les cas, elle a une incidence directe sur la population.

C’est un processus qui est délicat. On vit en démocratie, les gens ont le droit de savoir, ont le droit d’être informés et d’avoir une information de qualité. C’est indéniable, a affirmé le professeur Poitras en entrevue avec Alain Gravel.

La manière de médiatiser ces événements peut toutefois avoir des effets négatifs et certaines précautions peuvent réduire les conséquences. Il faut parler du meurtrier, de ses motifs, de l’événement en soi, mais il faut aussi relativiser ce type de phénomène [...] Mentionner que c’est relativement rare au Québec et au Canada.

Quand on met le cadrage sur le tueur, sur sa vie personnelle, son passé, ses motifs, ses idéologies, ça crée plus de détresse dans la population et une certaine forme de panique morale. Un endroit qui nous paraissait sécuritaire auparavant, tout à coup on ne s’y sent plus bien, on s'y sent insécure.

Dave Poitras, professeur associé de sociologie à l’Université de Montréal

Un cadrage qui met plus l'accent sur un élan de solidarité dans la population, sur le fait que les politiciens ne banalisent pas les gestes, fait en sorte que la population se sent moins insécure et davantage soutenue.

Changer d’approche

Pour la psychiatre Cécile Rousseau, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en prévention de la radicalisation violente, certains écueils devront absolument être évités dans la recherche de solutions pour prévenir la multiplication des tueries de masse. Le premier? Résister à la tentation de se lancer dans une vaste opération collective de dépistage.

Les profils d’acteurs solitaires, qu’ils soient terroristes, masculinistes, misogynes ou qu'ils commettent des drames familiaux avec tueries de masse, sont remarquablement similaires, explique la Dre Rousseau.

Quand on panique, on peut vouloir dépister. Mais au niveau du dépistage et de la détection, nous n’en sommes nulle part. Nous n’avons pas les bons outils pour dépister de façon fiable. Et si on se met à soupçonner tous les gens qui ne vont pas bien, on risque d’augmenter le climat de paranoïa, la détresse, l’isolement et la rage.

Cécile Rousseau croit aussi qu’il faut opérer un changement d’approche pour être en mesure de prévenir le passage à l’acte d’une personne en détresse.

On aide quelqu’un qui dit vouloir se suicider. On ne se demande pas s’il va le faire. On ne fait pas ça pour l’homicide qui relève du criminel, du domaine de la justice et de la sécurité. Mais punir le désespoir, ça ne marche pas, et je pense qu'on arrive là à un cul-de-sac. Il faut absolument prioriser les pensées homicidaires dans nos services, comme on le fait pour le suicide.

Cécile Rousseau, psychiatre titulaire de la Chaire de recherche du Canada en prévention de la radicalisation violente

Le niveau de détresse des jeunes au Canada et aux États-Unis est en augmentation très forte. Il faut s’occuper de cette détresse-là. Je crois que tous les intervenants en santé mentale doivent le faire et qu’on a besoin d’une concertation interministérielle entre la sécurité, l’éducation et la santé. Je pense que c’est urgent.

Vous avez besoin d'aide?

Vous vous sentez en détresse ou vous vous inquiétez pour un proche? Des services téléphoniques sont offerts gratuitement au Canada.

Pour joindre un professionnel de la santé mentale de l'Espace mieux-être Canada :

  • Composez le 1 888 668-6810 ou textez le mot MIEUX au 686868, pour les jeunes.
  • Composez le 1 866 585-0445 ou textez le mot MIEUX au 741741, pour les adultes.

Jeunesse, J'écoute : Composez le 1 800 668-6868 (sans frais) ou textez le mot PARLER au 686868. Service offert au Canada 24 heures sur 24, sept jours sur sept aux personnes de 5 à 29 ans qui veulent recevoir des soins confidentiels et anonymes de la part d'intervenants formés.

Consultez le site web de Jeunesse, J'écoute pour obtenir de l'aide par clavardage ou accéder à des ressources en ligne pour les enfants et les adolescents.