Un article écrit par Érika Bisaillon

Des jeunes qui fuguent, des employés qui fuient : le sombre portrait de la DPJ

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Les fugues d’adolescents au Québec ont presque quadruplé au cours des dernières années. 60 % d’entre elles concernent des jeunes issus des centres jeunesse.Cliquez ici pour afficher l'image d'en-tête
Les fugues d’adolescents au Québec ont presque quadruplé au cours des dernières années. 60 % d’entre elles concernent des jeunes issus des centres jeunesse.

Selon des statistiques de la Sûreté du Québec (SQ) dévoilées cette semaine par Le Journal de Montréal, il y a quatre fois plus de fugues parmi les adolescents depuis 2018, dont 60 % des cas concernent les centres jeunesse. La directrice nationale de la protection de la jeunesse, Catherine Lemay, rejette ces chiffres.

Il n’y a pas quatre fois plus de fugues dans les centres jeunesse. Il est possible que la SQ reçoive plus de signalements de fugues, mais [ses] chiffres n’englobent de toute façon pas ceux de tous les corps policiers du Québec, fait valoir la directrice nationale en entrevue à l’émission Les faits d’abord en assurant que les statistiques des centres jeunesse sur le nombre de fugues restent relativement stables.

Signalées ou non, les nombreuses fugues qui surviennent dans des centres jeunesse inquiètent les acteurs du milieu.

Des intervenants, des bénévoles ainsi que des jeunes issus du système ont le sentiment que les choses vont de mal en pis malgré le rapport de la commission Laurent, paru en 2021. C’est notamment le cas de Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, usuellement appelée commission Laurent d'après le nom de sa présidente, Régine Laurent, est un comité formé par le gouvernement du Québec en 2019 pour examiner les systèmes de protection de la jeunesse et pour émettre des recommandations sur les améliorations à leur apporter.

Plus d’une soixantaine de recommandations ont été formulées en 2021 dans le but d’inciter les décideurs à créer un véritable cercle de bienveillance autour de ces enfants.

On fonce directement dans un mur

Nancy Audet n’est pas surprise de lire les chiffres de la SQ. Elle attribue l'explosion du nombre de fugues aux conditions de vie qui se sont dégradées dans les centres jeunesse ainsi qu'au sentiment d’impuissance et d’isolement ressenti par les jeunes pris en charge. J'ai l’impression que ça va plus mal qu’avant en parlant avec les gens sur le terrain, les jeunes et les éducateurs. Les éducateurs d’expérience me disent qu’on fonce directement dans un mur, déplore-t-elle.

20 % des centres jeunesse sont dans des conditions de grande vétusté : des sections sont condamnées parce qu’il y a des champignons, il n’y a pas de fenêtres et certains jeunes dorment sur un matelas dans un gymnase sans salle de bains.

Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse

Ce que décrit Nancy Audet a déjà été le quotidien de Kevin Champoux Duquette, cofondateur du Collectif Ex-placé DPJ, qui confie avoir fugué pas moins de 33 fois entre l’âge de 11 et 17 ans.

Les jeunes fuguent parce qu’ils ont un mal de vivre et ils sont tannés de supporter des réprimandes et des normes contraignantes. On doit répondre aux attentes des intervenants et dire ce qu'ils veulent entendre, alors que parfois, on aimerait simplement débattre notre point, explique M. Champoux Duquette, aujourd'hui âgé de 25 ans.

Un modèle carcéral

Par mesure de sécurité, on m’envoyait dans des encadrements intensifs au centre de réadaptation Cartier ou à celui de la Cité-des-Prairies. Ce sont de petites pièces, pas plus grandes que l’écart entre mes deux bras. Tu n’as pas de fenêtre et il y a des gardiens constamment. [...] Tu es obligé de pleurer devant eux pour sortir au bout d’un mois, sinon c’est impossible, poursuit Kevin Champoux Duquette.

Ce que décrit Kevin Champoux Duquette n’est pas une expérience au trou carcéral – qui a fait l’objet de nombreux reportages dans lesquels étaient décrites les conditions inhumaines qu'y subissent les détenus – mais bien son expérience en centre jeunesse.

Tu fais du temps que tu ne devrais pas faire, surtout quand c’est un placement involontaire. [...] Et quand tu sors à 18 ans, tu es dépendant de l’État, tu n'as nulle part où aller. On te met sur le bien-être social et c’est tout.

Kevin Champoux Duquette, cofondateur du Collectif Ex-placé DPJ

Nancy Audet renchérit sur la ressemblance avec le système carcéral : contention physique, mesures d’isolement et fouilles à nu sont la réalité de la protection de la jeunesse. À 14 ans, quand on te demande de te mettre nu et qu’on te fouille, c’est très intrusif. Ça laisse des traces. Je connais un petit garçon de 7 ans qui a subi 337 contentions en une seule année, rapporte l’autrice.

Quand on les enferme dans des centres jeunesse, en parallèle de la société, il y a un danger lié à ça.

Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse

Rebâtir un lien de confiance

Ce sont des enfants qui ont subi des traumatismes graves – agressions sexuelles, violence corporelle ou négligence – qui ont compromis leur développement. Ce sont des enfants qui ont besoin de soins pour se reconstruire. Et ces soins-là n'existent pas dans les centres jeunesse, explique Nancy Audet, qui assure comprendre les jeunes fugueurs d’avoir besoin d’air.

On ne leur donne pas la possibilité d’établir des relations personnelles alors qu'ils sont en pleine construction. Ils ont besoin de se sauver pour vivre certaines expériences qu’ils ne peuvent pas vivre autrement, poursuit-elle.

Il faut trouver une façon de rebâtir une relation de confiance avec la DPJ et, avec le système actuel, c’est presque impossible.

Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse

Tout le monde est victime de ce système-là

Nancy Audet s’explique mal la raison pour laquelle on continue à placer des jeunes en contention ou en isolement. Pour elle, la pénurie de personnel, le roulement effarant des employés et l’embauche de travailleurs d’agences qui n'ont aucune formation sont une partie de la réponse.

Des intervenants me disent : "Je suis partie pour sauver ma peau, j’étais en mode survie. Il y avait une fatigue de compassion énorme chez moi, je n’arrivais plus à ressentir de compassion pour les enfants dont je m’occupais, j’ai dû m’en aller", raconte-t-elle.

Si le système brise autant d’éducateurs adultes bienveillants, imaginez à quel point il brise les enfants. Les éducateurs peuvent partir, se sauver, travailler dans un milieu un peu plus facile, mais les enfants, eux, ne peuvent pas se sauver. Ils sont coincés dans un système qui les étouffe et ils n’obtiennent pas de soins.

Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse

On place 10 ou 12 personnes traumatisées dans la même unité – une unité similaire à celles de milieux carcéraux – sans personnel qualifié. Si on n’est pas outillé pour travailler avec ces jeunes, on ne sait pas comment les gérer, on les punit et on entre dans une dynamique de prise de pouvoir. On termine par appuyer sur le bouton panique, puis le jeune finit en contention et en isolement, déplore Mme Audet.

Par ailleurs, certains éducateurs qui cumulent près de 25 années d’expérience dans des centres jeunesse disent ressentir un sentiment d'échec lorsqu’ils s’occupent aujourd’hui des enfants de leurs anciens bénéficiaires.

Ce cycle intergénérationnel envoie le signal qu'on n’est pas capables de leur offrir le soutien nécessaire pour se reconstruire et pour pouvoir devenir le parent qu’ils n'ont peut-être pas eu.

Nancy Audet, autrice et ancienne enfant prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse

2015, un tournant

La directrice nationale de la protection de la jeunesse, Catherine Lemay, précise que le taux de roulement des employés a considérablement augmenté à partir de 2015, lorsque les employés des centres jeunesse ont eu la possibilité d’aller travailler dans un autre milieu sans perdre leur ancienneté.

Les options d’emplois étant dès lors plus élevées, Catherine Lemay note que plusieurs intervenants ont choisi d’aller travailler en CLSC, par exemple. On ne peut pas dire qu’il y a un plus gros taux de roulement à la protection de la jeunesse que dans d’autres secteurs en santé et en services sociaux au Québec, soutient-elle néanmoins.

Là où il y a quelque chose d'exceptionnel à la protection de la jeunesse, qui est encore tabou en 2024, ce sont les conséquences de travailler quotidiennement dans l’adversité et de recevoir l’agressivité de certains parents et de certains jeunes.

Catherine Lemay, directrice nationale de la protection de la jeunesse

Les systèmes actuels de programmes d’aide aux employés pour lesquels ceux de la protection de la jeunesse peuvent se référer ne sont pas adaptés à leur situation, notamment à cause de ce tabou, dit Mme Lemay, qui souhaite adapter prochainement les formations et les programmes à partir d'études sur le développement de traumatismes chez les intervenants.

La fugue est un symptôme, comme la violence physique est un symptôme et comme l'automutilation est un symptôme. Pour chacun des jeunes qui fuguent, il faut décoder ce que signifie la fugue. Pour certains, c’est la volonté de vivre des expériences et de changer d’air; pour d’autres, c’est d’aller s’assurer que leurs parents sont corrects, et pour d’autres, c’est de consommer, indique Catherine Lemay.

Mme Laurent l’a dit elle-même : on a du travail pour au moins les dix prochaines années. À bientôt trois ans du dépôt du rapport Laurent, c’est notre guide, c’est notre carte routière, assure la directrice nationale, qui tient à souligner au passage que la pandémie a accentué les problèmes sociaux dans les familles.

Tout compte fait, Kevin Champoux Duquette se désole de voir que les conditions ont très peu changé depuis son passage dans des centres jeunesse, il y a plus de sept ans.

De son côté, Nancy Audet persiste et signe : Il est urgent de se mettre en action.

On espérait qu’avec la commission Laurent, on pourrait apporter des changements, mais on ne réussit pas à transformer les recommandations en actions concrètes. Il y avait 65 recommandations dans le rapport ; tout y est, conclut Mme Audet.